Le Sommeil du Monstre, Enki BILAL, 1998 Copyright exclusif © Les Humanoïdes Associés S.A.
"Le matin, j'émerge de mes rêves, le plus heureux des anges. (...)
Je me couche le soir, un vrai salaud. / Qu'ai-je donc fait entre-temps ? /
J'ai fréquenté les hommes et fouillé dans leur merde."
Abdulah Sidran (Sarajevo-1993) |
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I remember...
J'ai dix-huit jours, et I remember les grosses mouches noires et l'air tiède de l'été qui s'engouffre par les trous béants de l'hôpital. à dix-huit jours, je peux reconnaître le souffle de l'air du souffle des bombes, et un tir de mortier d'un tir de T 34. À dix-huit jours, je sais que je suis orphelin et qu'on m'appelle Nike (prononcer Naïk). À ma gauche, dans le même lit, Amir, un jour de moins, dort, et à ma droite, Leyla, la cadette, dix jours à peine, braille. Eux aussi sont orphelins, mais ils ne le savent pas. Je suis l'aîné, et je jure sur les étoiles qui brillent au-dessus du plafond envolé de les protéger toujours. Je le jure.
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La JOURNALISTE - Vous prétendez vous souvenir ? à dix-huit jours ?
NIKE - Oui
- Et vous vous souvenez avoir juré ?
NIKE - Je le jure...
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La JOURNALISTE - On dit que vous avez été trouvé quelques heures après votre naissance, aux côtés d'un combattant mort portant des chaussures de sport d'une marque du siècle dernier : "Nike"... Votre prénom viendrait de là...
NIKE - On dit ça, oui...
La JOURNALISTE - On dit aussi que Hatzfeld, votre nom, vient d'un journaliste français qui vous a découvert et déposé à l'hôpital "Kosevo" de Sarajevo... Vous porteriez le nom d'une marque de chaussure et d'un inconnu ?
NIKE - ça me va très bien. |
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La JOURNALISTE - Vous pensez pouvoir creuser suffisamment dans votre mémoire pour remonter à ces événements ? Peut-être même à J. 1, le jour du massacre ?
NIKE - Je progresse... Je vais bientôt arriver à J. 17... |
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La JOURNALISTE - Que pouvez-vous nous dire d'autre sur votre mémoire phénoménale ?
NIKE - Qu'elle m'a rapporté beaucoup d'argent, des maux de tête violents, et que j'ai largement contribué à programmer la BCMM
La JOURNALISTE - Pourquoi vous laissez tomber au moment où arrive le tout nouvel ordinateur ? Vous vous sentez en état d'infériorité ?
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NIKE - Je suppose que je veux retrouver Amir et Leyla...
La JOURNALISTE - Ils sont peut-être morts aujourd'hui ?
NIKE - Non.
La JOURNALISTE - Vous êtes retourné à Sarajevo ? Vous avez cherché ?
NIKE - Il n'y a plus aucune trace de notre naissance là-bas. L'hôpital a été détruit à J. 27. On nous a séparés à ce moment-là. C'était au mois d'août 1993, il y a trente trois ans, douze jours, huit heures et quelques minutes...
La JOURNALISTE - Vous dites vous-même de vous que vous êtes "un spécialiste de la mémoire qui ne s'intéresse pas au passé"...
La JOURNALISTE - Tout ça est un peu paradoxal, non ?
NIKE - Vous me déposerez à l'angle de la 22ème rue, niveau 3... J'ai rendez-vous...
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